Pas de plan Marshall pour la culture mais du bon sens et de la solidarité

Face à la crise, les théâtres doivent devenir des lieux de débat et de transmission autant que de représentation, quitte à ouvrir de jour comme de nuit, selon le directeur de la Scala Paris.

Comme tout le monde, nous sommes passés de la sidération à l’agitation puis à la réflexion. Nous avons commencé à communiquer sur nos réseaux sociaux et sur notre site internet comme si la Scala Paris pouvait s’engouffrer dans la Toile pour réapparaître intacte sur les écrans de nos spectateurs. Quand il a fallu voir la réalité en face, la violence de ce virus avec les drames qu’il a engendrés, et qu’il n’a pas fini d’engendrer, toutes nos actions, comparées à celles des équipes médicales, des chercheurs, des enseignants ou de ceux qui continuaient à travailler à risque nous ont semblé dérisoires. Les déboires de notre profession, bien que graves et accablants, nous ont paru peu de chose en comparaison de l’attaque que tous subissaient. Alors, nous avons demandé à l’équipe de la Scala Paris de suspendre son vol. Nous avons préféré donner la parole au poète Fernando Pessoa : « De tout, il resta trois choses : La certitude que tout était en train de commencer, La certitude qu’il fallait continuer, La certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé. Faire de l’interruption, un nouveau chemin, faire de la chute, un pas de danse, faire de la peur, un escalier, du rêve, un pont, de la recherche… une rencontre. » Nous avons observé, lu et écouté. J’ai été surpris par les sujets de préoccupation de beaucoup d’entre nous : quand rouvrirons-nous nos théâtres ? En septembre 2020 où en janvier 2021 ? Quelle jauge sera autorisée ? Pleine, à moitié, au tiers ? A quand un retour possible «à la normale» ? Les pouvoirs publics en font-ils assez pour nous aider ?

Adapter nos salles aux impératifs de la crise

Pour moi, peu importent ces questions. Peu importent ces contraintes, peu importe que nous devions redéfinir et mettre à plat nos modèles économiques pour en inventer un nouveau, adapté à cette crise. Savoir nous adapter n’est-il pas le cœur de notre métier ? On sait faire d’un champ du Larzac une salle de concert en plein air qui peut accueillir des milliers de personnes en moins de quarante-huit heures et on ne saurait pas adapter nos salles aux impératifs de cette crise ?
Il faut se poser les bonnes questions : cette crise est-elle en train de modifier en profondeur notre rapport au spectateur ? Nos théâtres continueront-ils d’attirer le public ? Les missions de nos théâtres se trouveront-elles modifiées par cette crise ? Que peut-on attendre de l’Etat ? La reprise ? Avec quel contenu ? Cette crise est-elle en train de modifier en profondeur notre rapport au spectateur ? La réponse est oui. Cette crise, nous l’avons traversée tous en même temps : artistes, spectateurs et nous, directeurs de salle. Chaque ressenti comptera. L’artiste puisera son inspiration dans sa propre expérience mais aussi dans celle du spectateur. Le public aura besoin d’une transcription poétique de ce qu’il a ressenti. Nos théâtres continueront-ils d’attirer le public ? La réponse est oui. Dans toutes les périodes noires de notre histoire, les salles de spectacles ont été fréquentées. Il en sera de même cette fois-ci. Et la peur de sortir ? Je ne pense pas qu’il était moins dangereux d’aller au théâtre sous l’Occupation ou après les attentats de 2015. Les missions de nos théâtres seront-elles modifiées par cette crise ? La réponse est oui.

Missions étendues

Notre mission va s’étendre considérablement. Nos théâtres vont devenir nécessairement des lieux de débat et de transmission autant que de représentation. Ça va nous permettre d’ouvrir nos portes de jour comme de nuit, et ce pour des raisons très pratiques. Par exemple, si les établissements scolaires et universités sont obligés de réduire pour des raisons sanitaires le nombre de leurs élèves dans les classes et dans les amphis, nos théâtres ouvriront dans la journée pour accueillir les autres élèves. Que devons-nous attendre des pouvoirs publics ? Tout sauf un sauvetage ! Mieux que ça : un partenariat ! L’Etat a su nous soutenir dès le premier jour avec la mise en place du chômage partiel qui a sauvé nos maisons pendant ce début de fermeture. Notre rôle est de l’alerter et de le guider pour que son soutien aille aux plus démunis, et d’abord les intermittents qui sont les premières victimes de cette crise. Au-delà, quelle pourrait être la forme de ce nouveau partenariat ? L’Etat peut nous accompagner pendant cette reprise. Prenons un exemple : supposons que nous soyons autorisés à rouvrir en septembre avec une demi-jauge. Nous ne pourrons pas maintenir nos équipes en activité comme si nos salles étaient pleines. Une partie de notre personnel devra rester au chômage partiel jusqu’au retour à la normale. Si l’Etat accepte, il devient un partenaire actif. Ce type d’exemple est déclinable à l’infini. Le fond, le contenu de la reprise. Je ne comprends pas pourquoi les programmations des théâtres la saison prochaine n’ont pas été remises à plat. Quid des artistes et des spectacles programmés entre la mi-mars et la fin août ? A la Scala Paris, nous avons à cœur de reporter tous nos spectacles annulés la saison prochaine, de repartir d’une page blanche pour accueillir le plus d’artistes déprogrammés dans les autres salles, d’accélérer la construction de notre petite salle pour accueillir plus d’artistes encore, d’inciter les artistes à présenter sur nos scènes ce qui est né de cette période de crise.

Des œuvres novatrices au programme

Pendant cette période de confinement, nos échanges avec les artistes ont été réguliers. La plupart d’entre eux ont profité de ce temps retrouvé pour s’attaquer à de nouveaux sujets ou à de nouvelles partitions, ce que ne permettait pas le rythme de leur vie professionnelle avant la crise. Ces œuvres novatrices, je veux en faire le cœur de notre future programmation. En conclusion, oublions un chimérique plan Marshall pour la culture. Pensons «bon sens et solidarité». Rien ne sera possible si les artistes, le public, l’Etat, les directeurs de théâtre, les producteurs, les techniciens, etc. ne sont pas solidaires. Nous devons réfléchir et préparer ensemble la réouverture de nos théâtres. Décider de faire cavalier seul, chercher à tout prix à faire «comme avant», c’est l’échec assuré. Quant à nous, si nous ne sommes pas capables de nous adapter à cette crise, ça signifiera que nous ne sommes pas des directeurs de théâtre, tout au plus des loueurs de salle.

Frédéric Biessy

Tribune parue dans Libération le 5 mai 2020

 

 

Face à la crise, les théâtres doivent devenir des lieux de débat et de transmission autant que de représentation, quitte à ouvrir de jour comme de nuit, selon le directeur de la Scala Paris.

Comme tout le monde, nous sommes passés de la sidération à l’agitation puis à la réflexion. Nous avons commencé à communiquer sur nos réseaux sociaux et sur notre site internet comme si la Scala Paris pouvait s’engouffrer dans la Toile pour réapparaître intacte sur les écrans de nos spectateurs.

Quand il a fallu voir la réalité en face, la violence de ce virus avec les drames qu’il a engendrés, et qu’il n’a pas fini d’engendrer, toutes nos actions, comparées à celles des équipes médicales, des chercheurs, des enseignants ou de ceux qui continuaient à travailler à risque nous ont semblé dérisoires. Les déboires de notre profession, bien que graves et accablants, nous ont paru peu de chose en comparaison de l’attaque que tous subissaient. Alors, nous avons demandé à l’équipe de la Scala Paris de suspendre son vol. Nous avons préféré donner la parole au poète Fernando Pessoa :

« De tout, il resta trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer,
La certitude qu’il fallait continuer,
La certitude que cela serait interrompu
avant que d’être terminé.
Faire de l’interruption, un nouveau chemin,
faire de la chute, un pas de danse,
faire de la peur, un escalier,
du rêve, un pont,
de la recherche…
une rencontre. »

Nous avons observé, lu et écouté. J’ai été surpris par les sujets de préoccupation de beaucoup d’entre nous : quand rouvrirons-nous nos théâtres ? En septembre 2020 où en janvier 2021 ? Quelle jauge sera autorisée ? Pleine, à moitié, au tiers ? A quand un retour possible «à la normale» ? Les pouvoirs publics en font-ils assez pour nous aider ?

Adapter nos salles aux impératifs de la crise

Pour moi, peu importent ces questions. Peu importent ces contraintes, peu importe que nous devions redéfinir et mettre à plat nos modèles économiques pour en inventer un nouveau, adapté à cette crise. Savoir nous adapter n’est-il pas le cœur de notre métier ? On sait faire d’un champ du Larzac une salle de concert en plein air qui peut accueillir des milliers de personnes en moins de quarante-huit heures et on ne saurait pas adapter nos salles aux impératifs de cette crise ?

Il faut se poser les bonnes questions : cette crise est-elle en train de modifier en profondeur notre rapport au spectateur ? Nos théâtres continueront-ils d’attirer le public ? Les missions de nos théâtres se trouveront-elles modifiées par cette crise ? Que peut-on attendre de l’Etat ? La reprise ? Avec quel contenu ? Cette crise est-elle en train de modifier en profondeur notre rapport au spectateur ? La réponse est oui.

Cette crise, nous l’avons traversée tous en même temps : artistes, spectateurs et nous, directeurs de salle. Chaque ressenti comptera. L’artiste puisera son inspiration dans sa propre expérience mais aussi dans celle du spectateur. Le public aura besoin d’une transcription poétique de ce qu’il a ressenti. Nos théâtres continueront-ils d’attirer le public ? La réponse est oui.

Dans toutes les périodes noires de notre histoire, les salles de spectacles ont été fréquentées. Il en sera de même cette fois-ci. Et la peur de sortir ? Je ne pense pas qu’il était moins dangereux d’aller au théâtre sous l’Occupation ou après les attentats de 2015. Les missions de nos théâtres seront-elles modifiées par cette crise ? La réponse est oui.

Missions étendues

Notre mission va s’étendre considérablement. Nos théâtres vont devenir nécessairement des lieux de débat et de transmission autant que de représentation. Ça va nous permettre d’ouvrir nos portes de jour comme de nuit, et ce pour des raisons très pratiques. Par exemple, si les établissements scolaires et universités sont obligés de réduire pour des raisons sanitaires le nombre de leurs élèves dans les classes et dans les amphis, nos théâtres ouvriront dans la journée pour accueillir les autres élèves.

Que devons-nous attendre des pouvoirs publics ? Tout sauf un sauvetage ! Mieux que ça : un partenariat ! L’Etat a su nous soutenir dès le premier jour avec la mise en place du chômage partiel qui a sauvé nos maisons pendant ce début de fermeture. Notre rôle est de l’alerter et de le guider pour que son soutien aille aux plus démunis, et d’abord les intermittents qui sont les premières victimes de cette crise.

Au-delà, quelle pourrait être la forme de ce nouveau partenariat ? L’Etat peut nous accompagner pendant cette reprise. Prenons un exemple : supposons que nous soyons autorisés à rouvrir en septembre avec une demi-jauge. Nous ne pourrons pas maintenir nos équipes en activité comme si nos salles étaient pleines. Une partie de notre personnel devra rester au chômage partiel jusqu’au retour à la normale. Si l’Etat accepte, il devient un partenaire actif. Ce type d’exemple est déclinable à l’infini.

Le fond, le contenu de la reprise. Je ne comprends pas pourquoi les programmations des théâtres la saison prochaine n’ont pas été remises à plat. Quid des artistes et des spectacles programmés entre la mi-mars et la fin août ? A la Scala Paris, nous avons à cœur de reporter tous nos spectacles annulés la saison prochaine, de repartir d’une page blanche pour accueillir le plus d’artistes déprogrammés dans les autres salles, d’accélérer la construction de notre petite salle pour accueillir plus d’artistes encore, d’inciter les artistes à présenter sur nos scènes ce qui est né de cette période de crise.

Des œuvres novatrices au programme

Pendant cette période de confinement, nos échanges avec les artistes ont été réguliers. La plupart d’entre eux ont profité de ce temps retrouvé pour s’attaquer à de nouveaux sujets ou à de nouvelles partitions, ce que ne permettait pas le rythme de leur vie professionnelle avant la crise. Ces œuvres novatrices, je veux en faire le cœur de notre future programmation.

En conclusion, oublions un chimérique plan Marshall pour la culture. Pensons «bon sens et solidarité». Rien ne sera possible si les artistes, le public, l’Etat, les directeurs de théâtre, les producteurs, les techniciens, etc. ne sont pas solidaires. Nous devons réfléchir et préparer ensemble la réouverture de nos théâtres. Décider de faire cavalier seul, chercher à tout prix à faire «comme avant», c’est l’échec assuré. Quant à nous, si nous ne sommes pas capables de nous adapter à cette crise, ça signifiera que nous ne sommes pas des directeurs de théâtre, tout au plus des loueurs de salle.

Frédéric Biessy

Tribune parue dans Libération le 5 mai 2020

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